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Cisjordanie : comment la coercition s’est muée en « gouvernement par la peur »

De Jénine à Masafer Yatta, l’intensification des raids israéliens et la flambée des violences de colons, documentées par l’ONU, installent en Cisjordanie un climat de peur et de déplacements que la France et ses partenaires européens disent voir « semer la terreur parmi les civils ».

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Dans les villes du nord (Jénine, Tulkarem, Naplouse), les nuits sont devenues une frontière. Celle où des raids massifs, des bouclages, des arrestations et des destructions d’infrastructures basculent la vie civile dans une temporalité militaire. En parallèle, dans les collines du sud (Masafer Yatta, Hébron), c’est la pression lente — démolitions, restrictions d’accès, harcèlement et violence de colons — qui ronge les communautés jusqu’au départ. Deux dynamiques, une même logique qui consiste à faire de l’incertitude, de l’impunité et de la bureaucratie sécuritaire un instrument de domination.

Parler de « terreur » impose une rigueur : il ne s’agit pas ici d’une catégorie juridique unique, mais d’un effet politique — produire un climat de peur durable au sein d’une population — que plusieurs diplomaties et organismes décrivent désormais explicitement. La France, dans une déclaration du groupe E4 du 27 novembre 2025, évoque des attaques de colons qui « sèment la terreur parmi les civils ». À condition de documenter et de recouper, il faut alors analyser les méthodes qui fabriquent ce climat à savoirs : intensification des opérations, droit militaire extensif, détentions sans jugement, démolitions, colonisation accélérée et violence de colons faiblement réprimée.

La présence armée imprévisible

Il est important de souligner la montée en intensité que les données humanitaires décrivent. Selon OCHA, près de 7 500 raids des forces israéliennes dans des localités palestiniennes ont déjà eu lieu en 2025 (au moment où l’ONU publie ce chiffre), signe d’une fréquence qui installe la violence dans le quotidien plutôt que dans l’exception. Dans le nord, cette intensification s’accompagne de destructions d’infrastructures et de déplacements. Les mises à jour humanitaires de l’ONU font état de milliers de personnes déplacées depuis 2023 à cause de la violence de colons et des restrictions d’accès, et soulignent le caractère cumulatif de ces pressions.  

Dès lors, un seuil est franchi quand des outils de guerre deviennent « routiniers » dans un territoire occupé. Selon l’ONG israélienne B’Tselem affirme avoir documenté une fréquentation élevée de frappes aériennes en Cisjordanie, notamment dans le nord, avec des bilans humains importants.   OCHA, dans son Flash Appeal (décembre 2024), décrivait déjà des raids « parmi les plus étendus et les plus meurtriers depuis des années » et des « tactiques de type guerre » à Jénine à l’été 2024.  

Dans la doctrine officielle, Israël présente ces opérations comme du contre-terrorisme : neutralisation de cellules armées, saisies d’armes, prévention d’attentats. Ce cadrage existe, et il faut le rappeler pour comprendre la logique sécuritaire. Mais l’effet sur la société palestinienne se mesure autrement : une incertitude permanente, le sentiment que personne n’est à l’abri, et la transformation de la nuit en espace de souveraineté militaire.

Le droit militaire : un état d’exception sans fin

L’occupation ne repose pas seulement sur des armes, mais elle repose sur un corpus de droit militaire qui structure la vie politique et sociale. L’Ordre militaire 1651 (« Order regarding Security Directives », version consolidée) est un texte central. Il encadre notamment des pouvoirs d’arrestation/détention et sert de matrice à de nombreuses poursuites.  

Selon Human Rights Watch, dans Born Without Civil Rights (2019), montre comment des ordres militaires ont permis de restreindre durablement la liberté d’expression, d’association et de réunion des Palestiniens, y compris via des incriminations larges autour de « l’incitation ». La mécanique est classique. Plus les infractions sont extensibles, plus le droit devient un instrument de dissuasion politique — l’objectif n’étant pas seulement de condamner, mais de décourager.

Dans cette architecture, les tribunaux militaires jouent un rôle clé également puisqu’ils rendent « administrable » le contrôle. Des observateurs juridiques (Bar Human Rights Committee) documentent, à partir d’observations d’audiences, des préoccupations liées aux garanties procédurales et au fonctionnement d’ensemble.

La prison comme signal politique

La détention agit en Cisjordanie comme un langage pour dissuader, fragmenter et intimider. Les mises à jour d’OCHA citent des chiffres fournis par l’administration pénitentiaire israélienne (IPS) via HaMoked : plusieurs milliers de Palestiniens en détention, dont un nombre élevé en détention administrative (sans inculpation ni procès) et d’autres sous le statut d’« unlawful combatants ».   B’Tselem publie par ailleurs des séries statistiques sur la détention administrative, qui permettent de suivre l’évolution du recours à cette mesure.  

Sur les conditions de détention et les abus, les sources onusiennes sont particulièrement lourdes. Dans ces conditions, l’OHCHR a publié à l’été 2024 un rapport et des communications sur des détentions arbitraires/prolongées, des détentions au secret, et des allégations de torture et d’abus sexuels. En novembre 2024, le bureau de l’ONU à Ramallah documentait aussi, lors de raids, des arrestations et des cas d’ill-treatment.  

Dans le même temps, fin 2025, un jalon diplomatique s’ajoute. En effet, le Comité contre la torture (ONU) publie ses conclusions sur Israël (premier examen depuis 2016), qui relancent le débat international sur les pratiques de détention et les obligations de l’État partie à la Convention.   HaMoked, dans son rapport annuel 2024, décrit aussi l’usage extensif de clauses de détention permettant de retarder l’accès au juge et à l’avocat dans certains cas.  

Ici encore, Israël invoque la nécessité sécuritaire face à des menaces armées. Mais la question de fond est celle du seuil. Quand la détention et la violence institutionnelle cessent d’être un moyen « ponctuel » et deviennent un système qui organise la peur.

Démolir pour gouverner

La Cisjordanie offre un cas presque « chimiquement pur » de coercition bureaucratique. Le Norwegian Refugee Council relève qu’entre janvier et fin septembre 2025, les autorités israéliennes ont démoli plus de 1 200 structures faute de permis, avec des milliers de personnes déplacées ou affectées, chiffres attribués à OCHA. Cette dimension est cruciale car la démolition n’est pas seulement une mesure urbanistique, c’est une politique de contrôle qui fabrique l’illégalité, puis la sanction.

À côté des démolitions « permis », existe le registre des démolitions punitives, fondées notamment sur la Regulation 119. L’ICRC (casebook) détaille la logique juridique et les débats, y compris l’argument israélien de « dissuasion » et la question de la punition collective.  

Dans des zones comme Masafer Yatta, Amnesty International documente le risque de transfert forcé, alimenté par une combinaison de démolitions, restrictions d’accès et attaques de colons « state-backed » selon l’ONG. Là, la méthode n’est pas le choc, mais l’érosion qui consiste à rendre la vie invivable, puis présenter le départ comme « volontaire ».

Coloniser plus vite

Depuis fin 2022, la colonisation est redevenue un agenda gouvernemental assumé. Peace Now décrit une normalisation administrative par des réunions hebdomadaires du Higher Planning Council pour faire avancer les projets, et un record de logements « avancés » sur l’année 2025 selon son suivi.  

De même, Reuters rapporte, début décembre 2025, de nouvelles approbations de centaines d’unités et rappelle qu’environ 51 000 logements auraient été approuvés depuis l’arrivée au pouvoir de l’actuelle coalition, selon le ministre des finances Bezalel Smotrich. Quelques jours plus tard, Reuters rapporte aussi la régularisation (statut légal) de 19 implantations, décision présentée comme stratégique par ses promoteurs.  

Selon rapport annuel 2024 du Service européen pour l’action extérieure (EEAS) fournit un socle chiffré : plans et appels d’offres avancés, répartition entre Jérusalem-Est et Cisjordanie, et tendance sur plusieurs années (avec des niveaux très supérieurs à 2018).  

Enfin, des juristes israélo-palestiniens décrivent l’architecture de fond. Adalah analyse une « dualité » des régimes fonciers, avec des mécanismes juridiques qui, mis bout à bout, produisent une annexion de facto en zone C. 

Violence des colons : la peur « par délégation » et l’impunité comme système

C’est sans doute le levier le plus directement lié au mot « terreur ». Les données d’OCHA situent un pic récent puisque l’ONU a relevé 264 attaques de colons en octobre 2025, record mensuel depuis le début du suivi en 2006 — chiffre repris par la diplomatie française dans sa déclaration du 27 novembre 2025.   OCHA documente aussi, sur la période de la récolte des olives, une multiplication d’attaques ciblant les agriculteurs, leurs équipements et leurs arbres. De son côté, l’OHCHR alerte fin octobre 2025 sur une violence qui « rend la vie impossible » et pousse des communautés à partir.  

De son côté, l’ACLED apporte un angle quantitatif indépendant dans son aperçu de novembre 2025, l’organisation décrit un mois d’octobre où la violence des colons atteint des niveaux très élevés, et souligne la centralité des attaques visant la récolte des olives.  

Le nœud politique se situe dans l’impunité. Yesh Din, ONG israélienne, suit depuis 2005 les dossiers d’enquête de la police sur les violences de colons contre des Palestiniens. Selon son data sheet (2005–2024), environ 94 % des affaires suivies se clôturent sans mise en accusation.   Ce chiffre, à lui seul, décrit une méthode : quand la sanction est improbable, la violence devient un instrument de contrôle territorial.

Israël objectera — à juste titre — que des arrestations existent. Elles existent, mais elles apparaissent rares au regard de l’ampleur documentée. En novembre 2025, Times of Israel relate une attaque incendiaire et l’arrestation de suspects par l’armée et la police, épisode présenté comme inhabituel dans un contexte d’impunité perçue.

Le droit international comme arrière-plan

Le 19 juillet 2024, la Cour internationale de Justice rend un avis consultatif qui pèse désormais sur toutes les analyses. Elle examine les « politiques et pratiques » d’Israël dans le territoire palestinien occupé (dont Jérusalem-Est) et traite explicitement de la colonisation, des restrictions, des démolitions et des expulsions.   L’avis est consultatif — donc non exécutoire comme un jugement — mais il fournit une boussole juridique : obligations d’Israël, mais aussi obligations des autres États (non-reconnaissance, non-assistance à une situation jugée illégale, selon la logique habituelle de ce type d’avis).  

Dans le débat public, chacun l’utilise comme une arme rhétorique. Pour un média, l’enjeu est plutôt de voir comment cet avis sédimente car il durcit le langage diplomatique, légitime des sanctions, et renforce l’idée que les pratiques « structurelles » (colonies, démolitions, double régime foncier) ne sont plus des détails, mais un système.

La « guerre des sanctions » : des réponses occidentales contradictoires

Face à la violence des colons, plusieurs capitales occidentales ont tenté d’actionner le levier des sanctions. Les États-Unis ont adopté en février 2024 un Executive Order visant des personnes « sapant la paix, la sécurité et la stabilité en Cisjordanie », puis le Trésor a annoncé des désignations liées à des groupes/individus extrémistes. L’UE a, en juillet 2024, sanctionné des individus et entités liés à la violence de colons dans le cadre de son régime global de sanctions droits humains. De même, la France annonce, dès février 2024, des mesures d’interdiction d’entrée visant des colons extrémistes violents.  

Mais la cohérence se fissure puisque Reuters rapporte qu’en janvier 2025, le président Donald Trump a annulé des sanctions américaines contre des colons, illustrant le caractère réversible — donc politiquement fragile — de ces dispositifs. 

Une domination qui ne se cache plus

Les méthodes documentées — intensification des raids, militarisation des zones civiles, droit d’exception, détentions, démolitions, colonisation accélérée, violence de colons et faible répression — convergent vers un même effet qui consiste à rendre la vie palestinienne précaire et réversible, à tout moment. La peur n’est pas seulement un dommage collatéral mais elle devient un outil de gouvernement.

Israël répondra que la Cisjordanie est un front où opèrent des groupes armés, et que l’État a le devoir de protéger ses citoyens ; la violence palestinienne, réelle, existe dans l’histoire récente et pèse sur l’opinion israélienne. Mais l’équation qui se dessine à la lecture des sources onusiennes, humanitaires, juridiques et israéliennes critiques est plus brutale car la sécurité sert aussi de couverture à une transformation territoriale (colonisation, infrastructures, droit foncier) et à une gestion coercitive de la population.

En Cisjordanie, la « terreur » n’est pas un slogan mais bien une production, mesurable, faite de chiffres (raids, attaques, démolitions, détentions), de textes (ordres militaires), d’acteurs (armée, administration, colons) et — surtout — d’une impunité qui, quand elle devient la norme, fait système.

Le Diplomate

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